Peter SLOTERDIJK

 

 

25-11-2010


Chaque fois que des politiques et des politologues s’interrogent sur l’état de la res publica
moderne, des réminiscences de la Rome antique s’imposent à leur esprit. C’est ce qui est
récemment arrivé au malheureux
ministre des Affaires étrangères allemand, Guido
Westerwelle, lorsque, pour critiquer l’Etat social, par trop prodigue à ses yeux, il en est
arrivé à comparer la situation actuelle avec celle de la décadence romaine
. A quoi pensaitil
exactement ? Mystère. Peut-être le chef de la diplomatie allemande avait-il à l’esprit de
vagues réminiscences du programme d’histoire inculqué à la plupart des élèves allemands
nés en 1961, ce qui est son cas. Il n’y a là aucune raison de s’inquiéter. Mais, dans la
bouche d’un dirigeant politique, une telle référence à la décadence romaine n’est pas
uniquement le symptôme d’une formation lacunaire ou d’une audace verbale supposée
faire de l’effet sur un certain public. Elle contient toute une série d’implications
dangereuses que leur auteur aurait assurément rejetées s’il en avait eu conscience.
Le système romain “du pain et des jeux” constitue la première forme de ce que l’on
appelle depuis le XXe siècle la “culture de masse
”. Il symbolise le passage d’une
République de sénateurs austère à un Etat postrépublicain théâtral, centré sur un mime
jouant le rôle d’empereur. Cette transition était devenue inévitable dès lors que l’Empire
romain, converti en monarchie césarienne, s’acheminait vers l’éviction du Sénat et du
peuple de la gestion des affaires publiques. De ce point de vue
, la décadence romaine
n’était que l’autre versant de l’exclusion politique des citoyens: tandis que la gestion de
l’empire s’empêtrait de plus en plus dans des manoeuvres de pure forme, s’imposait peu à
peu dans le champ du divertissement et plus exactement dans les arènes du bassin
méditerranéen et lors des fêtes organisées par les classes aisées des métropoles – une
tendance à l’abrutissement et à la désinhibition. L’Etat gestionnaire et l’Etat de
divertissement marchaient main dans la main pour répondre à une situation où l’exercice
du pouvoir ne pouvait plus être assuré que par une large dépolitisation de la population de
l’Empire.

Tôt ou tard, le petit jeu des réminiscences romaines finit par toucher des notions
dangereuses. Evoquer Rome, c’est évoquer la res publica, et celui qui s’y frotte ne devrait
pas manquer de s’interroger sur le mystère de ses origines. Si les Césars continuaient à
décider par décrets en usant de la formule consacrée “Le Sénat et le peuple romain”
(Senatus Populusque Romanus, SPQR), il était évident que les deux instances avaient été
dépossédées quasi entièrement de leurs pouvoirs.


Esprit de révolte
La “chose publique” de la vieille Europe a commencé par une tempête qui mérite réflexion.
Sextus Tarquin, le fils du dernier roi de Rome, Tarquin le Superbe, succomba aux
charmes d’une jeune matrone romaine du nom de Lucrèce, dont la beauté et la vertu lui
avaient été vantées par son époux, Tarquin Collatin. Manifestement, Sextus Tarquin ne
tolérait pas qu’un homme de condition inférieure soit plus heureux que lui dans la sphère
de l’éros. La fin de l’histoire nous a été transmise par Tite-Live et, en littérature, par
Shakespeare : Sextus Tarquin pénètre dans les appartements de Lucrèce et, exerçant un
chantage sur elle, la contraint à se laisser violer. Après avoir été déshonorée, la jeune
femme rassemble ses proches, les informe de l’outrage et se poignarde sous leurs yeux.
Ebranlés, les Romains, peuple paisible de bergers et de paysans, se métamorphosent en
une masse révolutionnaire. Tarquin le Superbe est chassé, la dynastie étrusque
définitivement bannie.
Plus jamais on ne tolérera d’être gouverné par un personnage imbu
de lui-même.
Le nom du roi est proscrit pour l’éternité.
De cette convulsion des citoyens naît une idée lourde de conséquences : à l’avenir, le
gouvernement de Rome sera confié exclusivement à des Romains. Deux consuls se
neutraliseront et leur élection annuelle empêchera toute confusion entre la fonction et la
personne. C’est sur la base de ces résolutions que se met en marche, en l’an 509 av. J.-
C., la machine républicaine la plus ingénieuse de l’histoire de l’humanité. Une success
story sans pareille débute et se poursuit jusqu’à ce que, près de un demi-millénaire plus
tard, l’expansion excessive de l’Empire romain nécessite l’instauration d’un système
néomonarchique.
La légende de Lucrèce fait surgir la res publica de l’esprit de révolte. Ce qu’on appellera
plus tard la “sphère publique” est au départ un épiphénomène de la fureur des citoyens.
Le premier forum est né de la colère de la masse ; à son premier ordre du jour, il n’y avait
qu’un seul point : le rejet de l’infamie émanant du pouvoir dirigeant. C’est à partir de leur
colère immédiatement éprouvée face à l’orgueil sans limites du roi que les simples
habitants de Rome ont compris que, désormais, ils se voulaient “citoyens”.
Aussi, le
consensus qui est à la base de ce que nous appelons aujourd’hui encore la “vie publique”
repose sur l’unanimité des citoyens face à l’affront fait aux lois tacites des convenances et
du coeur.

Postdémocratie
Soulignons encore une fois ce qui fut décisif :
ce que nous désignons aujourd’hui par le
terme d’origine grecque “politique” dérive du sens de l’honneur et de la fierté des gens
ordinaires
. Pour parler du spectre des affects liés à la fierté, la tradition européenne se
sert du terme grec “thymos”. Et l’échelle thymotique de la psyché humaine comporte de
nombreux degrés : de la jovialité, la bienveillance et la générosité à l’indignation, la colère,
le ressentiment, la haine et le mépris, en passant par la fierté, l’ambition ou l’obstination.
Or, tant que la fierté est au coeur du gouvernement d’une communauté politique, les
questions d’honneur et d’honorabilité demeurent au centre de l’attention générale
. Le
respect de la dignité civique est considéré comme le bien suprême. Et l’esprit public veille
scrupuleusement à ce que l’arrogance et la cupidité, les deux forces principales et toujours

virulentes de la communauté sociale, n’aient jamais la haute main dans la res publica.
On voit ainsi clairement pourquoi il n’est pas anodin, de nos jours, de parler de la
décadence de Rome et de faire le parallèle avec la situation actuelle. Celui qui tient ce
genre de discours reconnaît implicitement qu’il croit que, le moment venu, succédera à la
république moderne – née voilà plus de deux cents ans de la colère antimonarchique
ayant animé les révolutions américaine et française – une phase postrépublicaine. Celle-ci
se caractériserait par une nouvelle coexistence du pain et des jeux ou, pour parler en
termes plus contemporains,
par une synergie de l’Etat social et de l’industrie du
divertissement.
Force est de constater que les signes avant-coureurs d’une telle synergie
sont omniprésents. Le discours sur la “postdémocratie” qui nous vient de Grande-
Bretagne – c’est-à-dire l’idée que les éminentes compétences des grands décideurs -
politiques peuvent nous permettre
de faire l’économie de la participation des citoyens
n’a-t-il pas subrepticement conquis les directions des partis et les séminaires de sociologie
du monde occidental ? Ne sont-ils pas légion, ceux qui se sont mis existentiellement à
couvert – à la manière des stoïciens et des épicuriens de jadis – et se sont résignés à ce
que
la bureaucratie, le spectacle et l’accumulation de biens privés marquent aujourd’hui
l’horizon ultime ?
On pourrait tirer de ces observations la conclusion hâtive que, au crépuscule de cette
deuxième ère républicaine que nous appelions “modernité politique”, les tendances postdémocratiques
se sont déjà entièrement imposées. Il ne nous resterait alors plus, à nous
les habitants de la deuxième res publica amissa (de la communauté abandonnée), qu’à
attendre le retour des Césars – et de leur version de pacotille, les populistes, si tant est
que le populisme nous apporte aujourd’hui la preuve que le césarisme fonctionne aussi
avec des figurants.


Club d’autistes
Oswald Spengler [1880-1936, auteur du Déclin de l’Occident et grand admirateur de
Mussolini, qu’il voyait comme le parangon du césarisme] aurait-il donc eu raison en
avançant la dangereuse suggestion selon laquelle il faut être un théoricien de la
décadence pour bien diagnostiquer les phénomènes de son temps ? Nous serions bien
inspirés de ne pas nous laisser emporter par l’élan de l’analogie.
Certes, les signes indiquant que nous vivons dans un système postrépublicain et
postdémocratique ne manquent pas. Le symptôme le plus significatif,
l’exclusion des
citoyens par un Etat replié sur lui-même et enfermé dans son monologue, se constate
aujourd’hui largement
. Et l’actuelle ligne du gouvernement allemand [coalition entre les
chrétiens-démocrates et les libéraux] sur la question de l’énergie nucléaire prouve que
l’action politique s’apparente de plus en plus au monologue d’un club d’autistes.
Mais on aurait tort de croire que dans cette deuxième période postrépublicaine l’exclusion
des citoyens peut se mettre en place aussi facilement qu’après l’instauration du régime

des Césars: les auteurs grecs classiques avaient des humains, en tant qu’êtres mus par
l’éros et la fierté, une compréhension autrement plus profonde que les auteurs modernes,
lesquels se limitent en majorité à interpréter la psyché humaine à partir de la libido, du
sentiment de manque et de la soif de posséder.
Depuis plus de cent ans, les questions de
fierté et d’honneur ne leur inspirent plus rien.
Il n’est dès lors pas surprenant
qu’aujourd’hui les politiques et les psychologues ne soient d’aucun conseil quand on les
confronte aux manifestations publiques de la fierté oubliée de la psyché humaine.
Lorsqu’on observe le paysage des troubles politiques en Europe, en particulier les foyers
de crise en Allemagne, on ne tarde pas à saisir ceci :
si aujourd’hui l’exclusion des
citoyens n’aboutit pas entièrement, malgré l’ampleur de l’expertocratie et de la culture de
l’amusement, c’est que la fierté des citoyens n’a pas été prise en compte.
Et tout à coup il est de nouveau là, sur scène, le citoyen thymotique, le citoyen sûr de lui,
informé, réfléchi et désireux de prendre part aux décisions, et quel qu’il soit, homme ou
femme, il porte plainte devant le tribunal de l’opinion publique contre le fait que ses
préoccupations et ses idées ne sont pas représentées dans le système politique actuel.
Il
est de nouveau là, le citoyen toujours apte à se révolter, parce que, malgré tous les efforts
qui ont été déployés pour le réduire à un fatras libidinal, il a conservé son sens de
l’affirmation de soi et il manifeste ces qualités en portant sa dissidence sur la place
publique
. Le citoyen turbulent refuse d’avaler tout ce qu’on lui sert en politique, de
s’abstenir d’exprimer des opinions “contre-productives”. Et, tout à coup, ce citoyen informé
et révolté s’avise, on ne sait comment, de prendre au pied de la lettre le paragraphe 2 de
l’article 20 de la Loi fondamentale [Constitution allemande], qui stipule que tout pouvoir de
l’Etat émane du peuple. Qu’est-ce qui l’a pris de lire le mystérieux verbe “émaner” comme
une invitation à sortir de ses quatre murs pour aller exprimer ce qu’il veut, ce qu’il sait et
ce qu’il redoute ?
A la source du sentiment de communauté des Romains, il y avait le refus de supporter
plus longtemps l’arrogance démesurée de leurs dirigeants.
Aujourd’hui aussi,
d’innombrables citoyens voient des raisons de s’élever contre la morgue de leurs

dirigeants. Même si cette morgue est devenue anonyme et si elle se cache derrière des
systèmes soumis à une contrainte extérieure, de temps à autre les citoyens, en particulier
en tant que contribuables et destinataires de discours creux à visée électoraliste, voient
néanmoins assez clairement à quel jeu on joue avec eux.
Mais pourquoi diable les gens ne peuvent-ils pas rester tranquillement à la place qu’on
leur a assignée ? Pourquoi ne peut-on plus compter sur leur léthargie, essentielle pour le
système ?
Dans une démocratie représentative
, les citoyens servent en premier lieu de fournisseurs
de légitimité aux gouvernements. C’est pour cette raison que, à intervalles espacés, ils
sont invités à exercer leur droit de vote.
En revanche, entre les scrutins, c’est avant tout
par leur passivité qu’ils peuvent se rendre utiles ; leur tâche principale consiste à exprimer
par leur silence leur confiance envers le système.
Pour être polis, contentons-nous de constater qu’une telle confiance est devenue une
ressource rare. Même les politologues de cour, à Berlin, parlent du fossé manifeste entre
la classe politique et la population. Mais les experts n’osent encore émettre ce dur
diagnostic :
la politique de dépolitisation du peuple est en passe d’échouer.
Les Romains de l’époque des Césars étaient parvenus à mener à bien une dépolitisation
magistrale : pour répondre aux exigences des citoyens, les élites de l’empire leur
proposaient des ersatz passablement satisfaisants – en dépit des signes évidents de la
décadence postrépublicaine. Ils avaient su éveiller dans le civis Romanus la fierté des
activités civilisatrices de l’empire ; ils avaient rallié les peuples de la périphérie au centre
en adoptant la manière douce ; ils avaient été suffisamment intelligents pour garantir aux
masses urbaines une participation au narcissisme théâtral du culte des césars. En
comparaison, l’incompétence de notre classe politique dans tous les aspects de
l’économie thymotique saute aux yeux. Elle n’a bien souvent rien de plus à offrir aux
citoyens que la perspective d’une participation à son propre fonctionnement misérable –
une offre que la population n’accepte en règle générale que lors d’un carnaval et des
oraisons rituelles. Depuis quelque temps, lorsqu’on demande aux instituts de sondages
comment le peuple considère les performances de ses gouvernants, ils nous répondent le
plus souvent : avec mépris. Inutile de préciser que ce terme appartient au vocabulaire
élémentaire de l’analyse thymotique et figure tout en bas de l’échelle de la fierté. Aussi,
lorsqu’il est utilisé avec une fréquence et une virulence telles, il devient évident que la
gestion psychopolitique de notre communauté déraille amplement.


Spéculer sur la passivité
Le songe des systèmes engendre des monstres.
C’est ce que vivent les dirigeants à leur
manière lorsque les citoyens insatisfaits s’opposent à leurs projets et à leurs procédures
.
Sans surprise, le mépris répond spontanément au mépris. A Stuttgart et à Berlin, la
dissidence malvenue des citoyens a été combattue dans un climat de frayeur, avec un
vaste déploiement de policiers et d’insultes. C’est donc à cela que ressemble cette chose
sombre d’où émane le pouvoir de l’Etat ? “Contestataires professionnels, anarchistes
dilettantes, démocrates d’apparat, égoïstes générationnels, laissés-pour-compte de la
prospérité” : voilà en quels termes le gouvernement du Land de Bade-Wurtemberg et ses
alliés à Berlin se sont exprimés face aux dizaines de milliers de personnes descendues
dans la rue pour s’opposer à un grand projet en voie d’émiettement.
Doit-on pardonner ces choix lexicaux parce que ceux qui les ont faits étaient en état de
choc ? Non, bien au contraire, il faut être reconnaissant à ces responsables politiques
d’avoir enfin exprimé ce qu’ils pensent des citoyens. Il mérite d’être souligné qu’une partie
considérable de la presse, y compris de qualité, a été prête, en pleine tourmente, à
s’identifier à la classe politique :
on a récemment qualifié les manifestants de “citoyens en
furie” – cette remarque aurait d’ailleurs été tout à fait judicieuse si elle avait porté en elle la
mémoire du lien originel entre révolte et Rép
ublique. Hélas, elle n’a servi qu’à chasser
comme des mouches les indésirables dissidents. Pour le reste, on voit que bien des
journalistes savent comment apporter leur contribution à l’oeuvre d’exclusion des citoyens.
La caste effrayée a répondu à coups de matraque et de gaz lacrymogènes aux arguments
des citoyens qui avaient mis au jour des problèmes dans le projet de la nouvelle gare de
Stuttgart. Le vénérable Parti social-démocrate (SPD) a lancé une procédure d’exclusion
lorsqu’un de ses membres chevronnés [allusion à Thilo Sarrazin, voir CI n° 1036, du 8
septembre 2010] a pointé, preuves à l’appui, les failles de la politique d’immigration
allemande – et présenté des faits qui auraient d’ailleurs gagné à ne pas s’appuyer sur la
génétique. Dans les deux cas, on a argué qu’on n’avait pas pris les mesures nécessaires
– frapper et exclure – à la légère. Exclure les citoyens : un métier à part entière, parfois
plus dur encore que tarauder des planches de bois dur [référence à une phrase du
sociologue Max Weber à propos du travail du politique].
Seule une analyse minutieuse du système politique et de ses paradoxes peut nous
permettre de dépasser un horizon aussi bouché.
Les Césars sont parvenus allégrement à
exclure et à satisfaire simultanément les citoyens. La démocratie représentative moderne
,
elle, en est en principe incapable. En conséquence, les démocraties modernes n’ont plus
que deux issues possibles, l’une menant à la ruine économique, l’autre ayant des
conséquences psychopolitiques imprévisibles : l’exclusion des citoyens par l’octroi de
primes destinées à les faire se tenir tranquilles, et leur engourdissement par la résignation.
Le fonctionnement des primes, tous ceux qui ont suivi le débat actuel sur les allocations
distribuées par l’Etat le connaissent. Les manières de parvenir à la résignation ne sont pas
non plus un mystère.
En apparence, la résignation ressemble à la satisfaction d’un peuple
qui se sent bien gouverné. Mais elle s’en distingue par l’atmosphère de grogne
impuissante qui considère, au fond, que “ceux d’en haut” sont tous les mêmes. C’est dans
un tel climat que la participation aux élections peut chuter au-dessous de 50 % sans que
la classe politique y voie la moindre raison de s’affoler.
Exclure les citoyens par la résignation, c’est jouer avec le feu, car à tout moment la
résignation peut se transformer en son contraire, la révolte ouverte et la colère manifeste.
Et, une fois que la colère se fixe sur un thème, il n’est pas facile de l’en détourner. A cela
s’ajoute, du côté de la classe politique, que l’exclusion moderne des citoyens veut se
présenter comme une “inclusion”. La dépolitisation des citoyens doit rester associée à une
politisation résiduelle minimale pour assurer l’autoreproduction de l’appareil politique.

Les citoyens de notre hémisphère ne sont jamais autant tenus à l’écart de la politique
qu’en leur qualité de contribuables. L’Etat moderne est parvenu à imposer aux citoyens
leur rôle le plus passif au moment où ils versent leur contribution à la caisse commune. Au
lieu de mettre en avant la qualité de donateur du contribuable et de souligner avec respect
le caractère de don de l’impôt, l’Etat fiscal moderne accable le citoyen de cette fiction
dégradante : le contribuable aurait une dette massive envers la caisse commune, une
dette telle qu’il ne pourrait l’effacer qu’en payant ses traites à vie. Les citoyens forment dès
lors le groupe sur lequel pèse la dette collective, et ils paieront jusqu’à leur dernier soupir
pour ce que les responsables de leur exclusion mettent aujourd’hui sur leur dos. Qu’on ne
vienne pas dire que la politique actuelle n’a plus de vision. Il reste une utopie sociale : si la
chance est de notre côté et si nous faisons tous notre possible, à terme nous parviendrons
même à réaliser l’impossible, à savoir éviter la banqueroute de l’Etat. Et cette utopie
devient l’étoile rouge qui luit dans le ciel au crépuscule de la démocratie.
Depuis le début de la crise financière, en 2008, de nombreux commentateurs soulignent
les dangers de la spéculation sur les marchés financiers.
Et pourtant rien n’a été dit sur la
plus dangereuse des spéculations : ne tirant aucune leçon des crises, la plupart des Etats
modernes spéculent sur la passivité de leurs citoyens.
Les gouvernements occidentaux
parient que les leurs continueront à se rabattre sur le divertissement ; les gouvernements
asiatiques parient sur l’éternelle efficacité de la répression ouverte. L’avenir sera
déterminé par le résultat de la compétition entre le mode euro-américain et le mode
chinois d’exclusion des citoyens. Tous deux reposent sur le principe qu’il serait possible
de
contourner le devoir de représentation éclairée et d’ignorer dans l’action politique le
savoir et la volonté des citoyens, et ce en continuant à compter sur une forte passivité
citoyenne. Jusque-là, tout a étonnamment bien marché
. Même en ce mois de décembre
fatidique de l’année 2009, après l’échec du sommet de Copenhague sur le climat, les
citoyens européens ont préféré s’affairer à leurs achats de Noël plutôt que s’occuper de
politique. Ils ont préféré rentrer chez eux les bras chargés de paquets plutôt que d’infliger,
symboliquement du moins, le supplice – mérité – du goudron et des plumes à leurs
“représentants” revenus les mains vides du Danemark.


Nul besoin d’être devin pour savoir ceci :
ces bulles spéculatives éclateront tôt ou tard,
parce que, à l’ère de la civilisation numérique, aucun gouvernement au monde n’est à
l’abri de la révolte de ses citoyens. Et, lorsque la colère accomplit son oeuvre, de nouvelles
formes de participation politique voient le jour
. La postdémocratie à notre porte devra
attendre.



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